30 novembre 2022, OpenAI, une entreprise encore peu connue, lance la dernière version de son système ChatGPT pour le grand public.
Jusqu’à lors, les premiers modèles du laboratoire américain n’étaient pas accessibles, c’est chose faite à partir de la version GPT 3.5.
Cela marque le début d’une « révolution » technologique majeure. Comparable à l’avènement du Web, notent beaucoup d’observateurs.
C’est aussi le début d’une stratégie de communication, ou capacités de l’IA générative et gains financiers sont intimement liés.
L’IA générative nous est présentée comme la solution à tout : productivité, progrès technologique, etc.
Mais est-ce basé sur des arguments objectifs ? Où surestimons-nous les possibilités de l’IA, influencés par le discours des médias et des concepteurs de ces outils ?
Il est primordial de prendre du recul sur ce qu’on entend et lit sur l’IA générative. Une mauvaise définition de ces concepts nous empêche de percevoir les vrais enjeux de cette révolution mondiale.
« Intelligence artificielle », un terme inadapté ?
Commençons par revenir sur ce terme fondamental : « intelligence ».
Dans son ouvrage « Toutes les intelligences du monde« , James Bridle nous invite à repenser notre manière d’aborder l’intelligence à travers plusieurs exemples.
Il aborde notamment l’intelligence des plantes et des animaux.
L’intelligence est multidimensionnelle. Sa simple mesure par un QI (quotient intellectuel) est largement remise en cause.
Robert Sternberg a développé en 1988 une théorie dite « triarchique » de l’intelligence.
Sa théorie propose trois composantes essentielles de l’intelligence :
- L’intelligence analytique
- L’intelligence créative
- L’intelligence pratique
Le terme intelligence artificielle apparaît dans les années 1950. La conférence de Dartmouth, organisée par John McCarthy (considéré comme le pionnier de l’IA), présente cette nouvelle discipline ainsi : « chaque aspect de l’apprentissage ou toute autre caractéristique de l’intelligence peut être décrit avec une précision suffisante pour qu’une machine puisse le simuler ».

Source : goweez.com
Cette acception implique une vision uniforme de l’intelligence. Ce qui est considéré aujourd’hui comme inexact.
Pierre Mounier-Kuhn, chercheur au CNRS explique dans cet article que le terme IA offrait un puissant vecteur médiatique, à la fois paradoxal et évocateur, pour attirer financements et attention publique.
L’impact de l’anthropomorphisme
L’anthropomorphisme est un autre facteur clé qui explique cette tendance à transposer les facultés cognitives de l’Homme à celles d’une machine.
C’est un mécanisme psychologique qui consiste à attribuer des caractéristiques humaines à des entités non humaines.
Cette tendance à projeter des traits humains sur l’IA a deux raisons principales:
- Fonctionnelle : les utilisateurs estiment que l’IA performera mieux si elle est traitée comme un humain (ce qui ne repose sur aucun fondement…)
- Relationnelle : les utilisateurs cherchent à rendre l’interaction plus « naturelle » et agréable.
La Nielsen Norman Group identifie quatre niveaux d’anthropomorphisme avec un degré de connexion émotionnelle variable.

- Courtoisie : ça vous arrive peut-être de dire à l’IA : « s’il vous plaît » ou « merci » ? Vous n’êtes pas seul(e) à le faire ! Mais sachez que cela n’a pas d’utilité…
- Renforcement : Il s’agit de féliciter ou réprimander l’IA en fonction de ses réponses. C’est le principe utilisé dans la technique dite « reinforcement learning » pour améliorer la qualité des réponses du modèle.
- Jeu de Rôle : Astuce souvent recommandée en prompt engineering. Ce comportement peut aussi créer une connexion émotionnelle.
- Compagnie : C’est la manifestation la plus élevée d’anthropomorphisme. L’individu considère l’IA comme un compagnon ou un confident. C’est aussi la plus trompeuse, car l’IA n’a pas d’empathie et ne remplace pas une interaction humaine.
Par conséquent, déconstruire la vision faussée du terme intelligence artificielle est complexe.
Néanmoins, il est bon de rappeler que la vraie intelligence est trop complexe et multiple pour être reproduite par une machine. Restons donc mesurés et vigilants face aux discours sur l’IA et à nos propres biais cognitifs.

Exemple de comparaison erronée – Source : followtribes.io
Par ailleurs, il est sain de vulgariser des termes plus techniques, tels que machine learning ou deep learning. Car ils traduisent plus fidèlement ce que font ces systèmes.
Qu’en est-il de l’IA « générative » ?
Comme l’a indiqué Robert Sternberg, la « créativité » est une composante essentielle de l’intelligence.
Le souci de l’IA Générative est qu’elle n’est pas créative, malgré ce que l’on peut entendre ici et là.
C’est un expert mondial dans le domaine qui l’affirme.
Dans son ouvrage « IA génératives, pas créatives – L’intelligence artificielle n’existe (toujours) pas« , Luc Julia, cocréateur de Siri (Apple) est formel : bien qu’impressionnantes, ces technologies ne font que (re)produire et (re)générer des données existantes en réponse à une demande (prompt).
L’IA générative se base sur des données d’entrainement, appelées aussi « paramètres ».
L’absence d’innovation est donc intrinsèquement liée au fonctionnement de l’IA générative.
IA GEN : une nouvelle « fabrique de consentement » ?
L’expression « fabrique de consentement » a été popularisée par Noam Chomsky et Edward S. Herman dans leur ouvrage daté de 1988 : « La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie »
Cela désigne le processus par lequel l’opinion publique est façonnée et orientée afin d’obtenir son adhésion à des idéologies, des politiques ou des produits spécifiques.
À mesure que les investisseurs injectent des dizaines de milliards de dollars dans l’intelligence artificielle, l’influence des entreprises d’IA s’accroit.
Et nous en sommes qu’au début…
À l’image de la stratégie de Google, ces nouveaux mastodontes économiques veulent être présents dans de nombreux aspects du quotidien. Et devenir ainsi incontournables pour les particuliers et professionnels.
L’objectif n’est pas seulement de créer un outil, mais un écosystème.
On voit déjà les ambitions d’OpenAI en e-commerce. Le moteur Perplexity.ai a déjà intégré la publicité dans son outil.
Dès lors, un nombre croissant d’acteurs économiques sera lié à l’industrie de l’IA.
Quels sont les risques de cette concentration de pouvoir ?
- Les intérêts financiers relégueront les considérations éthiques, sociales et environnementales de l’IA au second plan. Bien évidemment, le discours officiel mettra en avant les services rendus à l’utilisateur.
- Les modèles d’IA générative ne seront pas optimisés pour être pratiques et objectifs, mais plutôt pour être rentables (engagement, publicité…).
- Une sur-estimation des capacités réelles des outils d’IA GEN auprès du public : L’intelligence artificielle nous est présentée souvent comme équivalent, voire surpassant l’intelligence humaine.
Et ce, de façon implicite ou explicite via des benchmarks par exemple.
Or, nous l’avons dit précédemment, la vraie intelligence est multiple et variée. Les benchmarks ne font qu’analyser des capacités de calcul de l’IA.
À force, le danger est de sous-estimer l’intelligence humaine, au profit d’un « réflexe IA » pour n’importe quelle tâche du quotidien. C’est le cas notamment dans l’éducation. Les apprenants utilisent ChatGPT à tout bout de champ, mettant à l’épreuve les procédés pédagogiques.
Pour les acteurs de l’IA, cette sur-valorisation de leurs systèmes permet d’augmenter les ventes de leurs produits…
Pourtant, des études mettent en doute la fiabilité de ces outils.
Par exemple, celle publiée dans Columbia Journalism Review montre que les chatbots testés fournissent fréquemment des réponses incorrectes. Pire encore, parfois ce sont des hallucinations.
Autre résultat étonnant de cette étude : les versions payantes des outils ont tendance à formuler des réponses incorrectes avec une confiance accrue par rapport aux versions gratuites !
Si l’on paye un outil d’IA, c’est normalement pour obtenir des réponses plus pertinentes et non des réponses qui font plaisir…

Étude de la Tow Center for Digital Journalism – Mars 2025
Web et IA générative : même trajectoire ?
Finalement, nous pouvons faire un parallèle avec l’évolution du Web.
Timothy Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web, avait une définition initiale du Web comme un espace universel, ouvert, décentralisé et accessible à tous.

Tim Berners-Lee – Source : home.cern
Quelques décennies plus tard, il estime que sa création a été dévoyée et s’est éloignée de cet idéal :
- Centralisation et domination des géants ;
- Perte de contrôle des données personnelles par les utilisateurs ;
- Risque de désinformation et manipulation ;
- Surveillance généralisée, etc.
Nous pourrions transposer exactement ces mêmes griefs à l’IA générative, avec une portée encore plus importante à l’avenir. Par exemple, dans la diffusion massive et incontrôlée de fake news.
Cette étude (article en anglais) met en lumière le potentiel de l’IA à influencer les opinions humaines, surtout lorsqu’elles exploitent des informations personnelles.
Le lancement d’un navigateur web par Perplexity (moteur de recherche basé sur l’IA), est une autre illustration de cette trajectoire similaire au Web.
Dénommé « Comet », ce nouveau navigateur affiche la couleur : collecter un maximum de données utilisateurs pour affiner le ciblage publicitaire !

Page d’accueil du navigateur « Comet » à date (mai 2025)
Pour conclure
Il est important de garder un esprit critique sur l’usage et l’aptitude de l’IA. Et de prendre avec des pincettes le verbatim des géants du secteur et des médias.
Il ne s’agit pas de rejeter cette technologie, mais de comprendre les enjeux sous-jacents. L’IA générative offre des outils ultra-performants.
Mais cela doit rester des outils dans l’esprit de l’utilisateur. Il doit s’en servir en ayant conscience des limites et des biais de l’IA.
Et surtout, de la prééminence de l’intelligence humaine dans le raisonnement.
Enfin, il ne faut pas hésiter à s’orienter vers des outils d’IA transparents et open source. Il en existe beaucoup. À vous de tester !